Emergée du noir complet la machine, mante métallique, apparaît en premier, inquiétante tant qu'on ignore ce dont elle est capable (je me trouvais juste sur la trajectoire de son grand bras). Cette pièce n'est pas un trio, mais un quatuor. Passé le temps de l'apprivoisement, la machine se montre en vérité très douce. C'est elle qui tire Boris Charmatz et Julia Cima sur le plateau. Voilà une nouvelle façon de résoudre le vieux problème de l'entrée en scène, en plaidant l'innocence : nous n'y sommes pour rien, nous étions endormis, on nous a traînés jusque-là. La machine très douce, donc, élève et abaisse ces corps sans éveil, sans heurt. Ils s'éveilleront d'eux-mêmes.
Machine inquiétante malgré tout qui, confrontée au chaos (ici un fil tenu par des agrafes), dévie de sa perfection originelle et répond au chaos par le chaos. Sa vitesse inhumaine accroît la frayeur. De même la nature qui produit des formes parfaites en engendrant parfois des monstres : en somme, des Charmatz et parfois des Raimund Hoghe, ici mis en lumière par une lueur froide.
Mais à ce point on oublie la machine. Tandis que Julia Cima se laisse bercer par un tapis sans fin qui la fait rouler sur elle-même, l'on passe à autre chose.
Surgi d'on ne sait où, Hoghe s'est couché dans la posture du cadavre prêt à disséquer. Charmatz le dissèque à peau nue, une sorte de dissection animale et primitive. Leurs chairs sont livides, on les imagine moites et froides dans cette pièce toute monochrome, blanche et noire. De dos, quand il se couche sur le flanc droit, Hoghe paraît avoir une hanche de femme.
Ce sont le père et le fils qui se mesurent et se jaugent. Hoghe en petit Napoléon invective et s'asseoit sur le fils.
On ne sait finalement qui commande à l'autre, mais on se doute bien que le fils, un jour, par l'effet du temps et de la nature, prendra le dessus. D'ailleurs le père ne paraît déjà plus qu'un pantin grêle, grimaçant mais pré-cadavre, ombre ; n'est-ce pas le fils déjà, qui tire ses ficelles ?
Michael Jackson chante Billie Jean a cappella : "... dance on the floor, in the round". Jackson ne reconnaît pas le fils que cette Billie Jean prétend avoir eu de lui ; il se souvient des conseils de sa mère et de son entourage : il ne faut pas briser le coeur des jeunes filles, il faut faire attention à ce qu'on fait, bien choisir ceux qu'on choisit d'aimer.
Dès lors, Raimund Hoghe prend tout à fait le contrôle des opérations. Il phagocyte la pièce et ses deux partenaires, réduits à l'état de décor ou de faire-valoir. Hoghe frappe les planches de ses pieds sonores comme des sabots. Son regard intense mais impassible, renfrogné, ne fixe que lui-même ; les deux autres disparaissent. Il clôt la pièce.
Régi, pièce pas spécialement agréable mais d'une certaine force. La présence de Hoghe crée un fort déséquilibre, peut-être regrettable ; Julia Cima, notamment, est réduite à la portion congrue, ne paraissant là que pour marquer le temps ou les trois dimensions de l'espace. La place de la machine est ambiguë. Essentielle au début, elle paraît tout à fait inutile ensuite. Son statut a quelque chose de faux : machine sans doute, mais demi-machine, la plupart de ses gestes étant pilotés par un homme invisible. On regrette aussi la devinette imposée par la chanson de Michael Jackson. Que vient-elle faire là ? Mystère complet. Peut-être fait-elle vaguement écho au duo père-fils de Charmatz et Hoghe ; peut-être. Mystère égal au titre de la pièce, Régi. On suppose qu'il s'agit du verbe régir. Et alors ? Qu'est-ce qui est régi ? Peut-être le danseur tracté par la machine, ou le fils par le père ? Et après ? Il n'y a pas de quoi faire tant de secrets. Un peu plus de lisibilité et d'intelligibilité ne nuiraient pas à cette pièce.
Les chorégraphes contemporains affectionnent décidément trop les propos obscurs. Est-ce par choix, ou par impuissance ?
♥♥♥♥♥♥ Boris Charmatz, Régi, au théâtre de la Bastille du 29 mars au 8 avril.