S'il est une chose du moins que la jeunesse soviétique ne savait pas, si l'on devine bien Olga Pona, c'est aimer. Dans Does the English Queen Know What Real Life is About (2004), les Tarzan et Jane de Russie évoluent dans une jungle grise grande comme un sous-marin de poche, bruissant de transformateurs et d'arcs électriques. Les jeunes hommes transportent les jeunes femmes comme des rails ou des pièces de bois. Ils ont la poitrine gonflée à bloc, le biceps d'acier, la mèche soviétique, des mains battoirs qui fendent l'air ancien pour ériger le bonheur socialiste. Les regards sont tournés vers un lointain qu'ils ne voient et ne cherchent pas, un avenir qui n'existe pas. Ils sont vides. Chacun est à son étage, filles en haut, garçons en bas. Rencontres furtives, distantes, mécaniques, froides, non-rencontres. Les jeunes femmes, pourtant, lorgnent sur les garçons en contrebas.
Loin des matriochkas vernies à fichu et joues roses, ces frêles poupées sont comme les soeurs de la Poupée de Hans Bellmer (1934) ; leurs écartèlements extrêmes semblent appeler le sexe, en vain. Mais Olga Pona refuse le fatalisme russe. Au dernier moment, le gris se réchauffe, et de vrais couples se forment enfin...
The Other Side of the River (2006) est la suite chronologique de la pièce précédente. Le temps a passé. L'espoir de la patrie socialiste s'ennuie en jouant du fer à repasser. Vapeur et cigarette mêlées singent l'encens orthodoxe. La jeunesse timidement se déchaîne ; voilà des tee-shirts à fleurs, et des filles en jupes courtes, sombres mais colorées. Mais ne sachant toujours pas aborder l'autre sexe, elle se déploie en gestes excessifs, formant des couples étranges et des configurations incongrues, et les jeunes femmes demeurent bellement bellmeriennes.
Ces deux pièces, qui vont admirablement ensemble, relèvent d'une chorégraphie un peu datée, rappelant les années 1980-1990 de l'Europe de l'Ouest. Ce qui n'est pas sans lui donner du charme, ni, paradoxalement, une certaine fraîcheur. Leur grande lisibilité les rend accessibles à un large public, ce qui n'est pas non plus pour déplaire. On attend la suite de ce qui pourrait aisément devenir une trilogie : qu'en est-il de la jeunesse post-soviétique, la jeunesse russe d'aujourd'hui ? Il y a sans doute beaucoup à dire sur le sujet, et les Européens sont avides de connaître ce qui se passe chez leurs frères d'Orient. Du reste, on se réjouit toujours de voir la danse contemporaine faire lentement son chemin dans un pays si longtemps figé dans la danse académique.
Les critiques publiées dans la presse française étant de peu d'intérêt, je conseille la lecture d'un échange éclairant et vif paru sur Dan...ce, l'excellent blog de Marc Goossens.
7 février 2007. Epilogue.
En relisant le texte de présentation du Théâtre de la ville, je me rends compte que je n'avais pas exactement compris l'argument de The Other Side of the River. En vérité, les chemises à fleurs que les jeunes gens repassent sont celles de touristes occidentaux, gens de l'autre rive, descendus dans un hôtel. Elles sont le support de fantasmes de libertés multiples, qu'ils finissent par assouvir avec une prostituée (d'où les jupes courtes). Le reste de la pièce n'étant pas explicité, je ne sais plus ce qu'il faut penser de tous ces duos, trios, quatuors qui la remplissent, ni qui sont toutes les autres femmes qui l'animent : jeunes femmes russes ? prostituées ? purs fantasmes ? The Other Side of the River me paraît désormais beaucoup moins lisible que je ne l'avais imaginé.
♥♥♥♥♥♥ Does the English Queen Know What Real Life is About ? et The Other Side of the River d'Olga Pona ont été donnés conjointement aux théâtre des Abbesses du 30 janvier au 3 février 2007.