J'étais venu photographier Viviana Moin dans son nouveau solo, Mme Gonzalez au piano, je suis resté toute l'après-midi.
Le Dansoir de Karine Saporta est une chic idée. Imaginez-vous une grosse yourte grise plantée sur l'esplanade de la bibliothèque François Mitterrand. Les nomades de l'art courant à bride abattue sur les fleurons froids de notre modernité pour y planter leur étendard fragile.
Cette yourte est un authentique Magic Mirror, un de ces étonnants mini-cirques fabriqués au début du 20e siècle, ressemblant à l'intérieur à de grands manèges, avec leur colonnettes de métal torsadées et leurs parois de bois plaquées de petits miroirs. Avec cela, des tentures de velours cramoisi, de la passementerie dorée, des globes qui me font penser à des lampions chinois. On y croiserait Satie ou Lautrec qu'on n'en serait pas autrement étonné. Karine Saporta, elle, promène son sourire rouge dans un grand manteau noir à longs poils de jais qui prolongent sa chevelure ondulante.
Donc, le festival Indisciplines de Karine Saporta, programmé par Sabrina Weldman, met en avant des artistes émergents, ou le cul entre deux cases, des trublions pas toujours volontaires ; et cela nous vaut une programmation transgenres à laquelle il faut s'abandonner, sans à priori.
L'après-midi débutait avec Viviana Moin. Cela fait plusieurs fois que je la photographie au Regard du Cygne et au théâtre de Vanves. Viviana est difficile à photographier, parce qu'elle ne donne pas dans le spectaculaire. Elle aborde le public micro en main, le prend par la confidence. En cela sa stratégie d'approche/d'accroche est semblable à celle d'Yves-Noël Genod. D'emblée, le public est désarmé. Dans certains lieux on lui reproche même de ne pas danser. Alors, pour situer, on va dire qu'elle est performeuse. Mais elle aimerait bien qu'on la dise danseuse, je crois. C'est qu'elle parle beaucoup sur scène. Elle raconte des histoires, des morceaux de sa propre histoire plus ou moins vrais, un peu surréalistes. Ce n'est pas pour rien que Viviana est argentine. Elle a quelque chose du Nouveau Monde, de ce baroque qui mêle la mort et l'exhubérance.
Cette fois, Viviana parle peu et improvise. De Mme Gonzalez et de son piano, il ne sera pas beaucoup question. Alors de quoi est-il question ? De l'être, de la femme, de la transe. De primitivité ou de nature. Pour l'occasion, avec des pains de paille de fer elle s'est confectionné une imposante perruque de marquise et des dessous coordonnés. Grimée à la Josephine Baker, surmontée de sa perruque mais déjà nue, elle tente quelques figures de danse. Parfois elle adresse au ciel des regards de madonne. Ou bien, les genoux au carré, elle singe les danseuses sacrées de l'Inde. Comme si cela ne suffisait pas, elle s'appelle Pichipilu, du nom d'un marsupial éteint de Patagonie (rappelons que le pichipilu fait partie de la sous-famille des pichipilinés, qui comprenait le phonocdromus et le pliolestes). Viviana a le chic pour s'inventer des tenues de carnaval un peu déglinguées. Cela fait rire le public, et sa maladresse feinte. Mais elle est on ne peut plus sérieuse, on sent que pour elle le déguisement est un rite nécessaire. Elle accueille l'étrangeté. Sérieuse en se jouant, s'échappant derrière ses multiples avatars, identités d'occasion. Mais la perruque d'argent va valser, ce boulet tournoyer, les cheveux se détacher, l'âme humaine se libérer ; par la transe, la marquise devenir Indienne imaginaire, et Viviana presque méconnaissable, parce que tout à fait elle-même, syncrétique, pleinement femme.
Autre figure de femme avec l'Alzbeta Hlucha d'Eva Klimackova. Qui est Alzbeta Hlucha ? Google ayant été incapable de me le dire, je vais supposer que c'est un personnage inventé*.
Orteil qui danse,
Fleur noire sur la neige,
d'abord on dirait du butô. Le costume est la moitié du personnage. Caricature de la mode romantique, avec sa capote-tunnel conçue comme des oeillères à chevaux, il souligne son enfermement. Mais l'ample corolle sans jupons souligne aussi la nudité qui s'impatiente au-dessous, comme un papillon qui se frotterait aux barreaux d'une cage. Une pulsion impérieuse anime cette figure énigmatique, ce masque lisse comme l'Olga de Picasso. Silencieuse, poupée de chiffon agitée de gestes étranges, elle jette la main à la manière des autistes, pauvre chose perdu qui se cherche sans fin dans les flocons. Elle se dresse sur un pied comme un oiseau dormant, se déride quand la musique se décoince : audace enfantine, elle relève sa robe jusqu'aux seins. La belle aliénée bêle et nous pique au vif. Vive les chorégraphes slovaques !
La Brûlure du regard de Karelle Prugnaud commence comme un cours d'histoire de l'art, par une projection. Pour beaucoup, c'était le plat de résistance. Non parce que quatre Bacchantes encellophanées les accueillaient avec de la viande entre les dents, ou piquée à la pointe d'un couteau de boucher, mais par l'ambition et le nombre des interprètes. Qu'en dire ? Karelle Prugnaud met en scène, ou brode autour du mythe d'Actéon, en recourant aux tics traditionnels de la scène contemporaine, nous reservant les clichés les plus éculés des genres et du désir - attendez vous à voir des talons aiguille, de la boue, du sang, des crinières déliées, des excès de maquillage, du stupre de bon ton. Les femmes sont tour à tour cerfs et chiens, prédatrices et victimes. On espère quelque chose au début, Karelle Prugnaud semblant vouloir brouiller le mythe en y introduisant la figure du cygne, mais l'idée n'ira pas plus loin, et il faut bientôt se farcir un fade monologue d'Eugène Durif. Tout cela me paraît bien vain. Quoi de neuf après Ovide et la Renaissance ? Malgré une bonne volonté patente, l'excès de viande finit par être indigeste.
* Renseignement pris, il s'agit de la grand-mère d'Eva.
♥♥♥♥♥♥ Mme Gonzalez au piano, de Viviana Moin, ♥♥♥♥♥♥ Alzbeta Hlucha, d'Eva Klimackova, et ♥♥♥♥♥♥ La Brûlure du regard, de Karelle Prugnaud, ont été donnés au Dansoir de Karine Saporta le 14 février 2010 dans le cadre du festival Indisciplines.
(pour les voir toutes, vous devez ouvrir un compte Flickr et désactiver le filtre SafeSearch)