Ann Liv Young est résolument partie du Blanche Neige de Walt Disney. Certains accessoires, les masques et le costume de Blanche Neige, en sont des citations directes, quelques chansons aussi. Pour le reste, Ann Liv Young n'en a fait qu'à sa tête, et l'on a bien du mal à suivre sa version des faits. Heureusement, le Théâtre de la Bastille a eu la bonne idée de proposer à la sortie le conte réécrit par Ann Liv Young et les refrains des chansons qui scandent le spectacle.
Car Snow White est très proche d’une comédie musicale. Ann Liv Young aime à se trémousser sur des tubes simplets et jouer la star du rock, et n'en fait pas secret. Elle le fait d’ailleurs plutôt bien. Elle est américaine et ne renie ni Disney, ni Whitney Houston, ni Tina Turner. C'est ce qui séduit en elle : son regard de sphynx au sourire finement carnassier nous prévient que, malgré ses vingt-cinq printemps, elle sait mener son monde, et qu'elle est encore loin d'avoir dit son dernier mot. Il faut la voir mener sa petite armée comme un capitaine. Son travail reste pour moi encore énigmatique, mais prometteur. Il y a des refus chez elle : refus de la dénonciation facile, celle de la société de consommation ou de la misère du monde qu'on nous assène trop souvent ; refus de l'intellectualisme forcené ; refus de l'illusion théâtrale, et en ce sens elle est l'opposé exact d’un Romeo Castellucci. Ses spectacles ne sont pas dénués d'esthétique (Ann Liv Young a un sens certain des costumes), mais ils revendiquent une esthétique brute.
On retrouve dans Snow White les ingrédients habituels d'Ann Liv Young : les interprètes féminines mènent la danse ; cette fois il n'y a pas seulement un homme. Le Prince est joué par une femme. Ann Liv Young ne veut inventer ni pas de danse ni musique, elle procède par collages : collage de danses extraites des boîtes de nuit, collage de chansons populaires qui, plus encore que dans ses précédentes pièces, font l'essentiel de la performance, et donc délivrent l'essentiel du discours. Fait nouveau ici, deux assistantes habillées en noir et gants blancs, comme sorties d'Orange mécanique, rangent les accessoires, déroulent les tapis, servent aussi de récitant-mime. Pour la première fois aussi, Ann Liv Young se confronte à une histoire. Blanche Neige est un thème récurrent de l’art contemporain, une sorte d’archétype de la misogynie ancienne doublé, sous sa forme disneyenne, d’un archétype de la culture kitsch de masse (exemples les plus récents : Le Cas Blanche Neige de Howard Barker, les performances de Catherine Baÿ, dont on peut voir des extraits sur son site Blanche-neige.fr).
Parce qu'Ann Liv Young et ses fidèles acolytes dansent par instants nues sur des danses populaires, certains (trop) crient au haro. Pourtant, avec leurs bleus aux pattes, leus poils sous les bras, leurs chairs généreuses, ces corps naturels, simplement sexués et vivants, sont prodigieusement beaux. Ils n'exaltent ni effort, ni souffrance, ne vendent ni anorexie, ni rouge à lèvres ; et cela, visiblement, dérange.
Quelle est la morale de Snow White ? Le conte original illustre les ravages de la relation oedipienne mère-fille (selon l'interprétation généralement admise, la mère est remplacée par la belle-mère afin de ne pas troubler les jeunes auditeurs). Il a été conçu dans une société profondément misogyne, et se trouve de ce fait naturellement misogyne. La seule qualité de Blanche Neige réside dans sa beauté ; le Prince n'est séduit que par sa beauté : dans la version traditionnelle du conte, celui-ci ne rencontre Blanche Neige que lorsqu'elle est endormie dans son cercueil, bien empêchée de faire montre de capacités intellectuelles ; Disney a gommé ce trait, peut-être pour cette raison, en plaçant leur rencontre avant la pomme fatale. Comme toutes les jeunes filles, Blanche Neige cède à des tentations futiles. Comme toutes les femmes, elle ne saurait se défendre d'elle-même ni d'autrui sans être soumise à l'autorité des hommes, les sept nains puis le prince.
Chez Ann Liv Young, les sept nains disparaissent ou ne semblent subsister qu'à l'état de traces, sur le plateau, métamorphosés en miniatures : chevaux en plastique, château en bois, piano et carillon jouets. Sa vision du conte est en quelque sorte égalitaire. Pas de gagnant ni de perdant ; la reine ne réussit pas à empoisonner Blanche Neige, et par conséquent, le Prince n'a pas le mérite de l'avoir réveillée. Ajoutez à cela un plaidoyer inattendu pour la belle-mère, qui en fin de compte a la malchance d'avoir reçu le mauvais rôle, et Blanche Neige le sait. Entretemps, le Prince et Blanche Neige ont fait l'amour ; Blanche Neige regrette que sa belle-mère soit si méchante, mais c'est sa belle-mère, et elle l'aime malgré tout. Tout se passe comme si Ann Liv Young proposait une version plus vraisemblable du conte : dans la réalité, sauf à vouloir finir en prison, on se supporte, voilà tout. Terne morale, mais morale réaliste. Voilà du moins ce que l'on conclut du texte remis à la sortie du spectacle, car la pièce ne le rend pas aisément lisible, et c'est mon principal regret. Pour le reste, on ne peut que se réjouir de voir une nouvelle génération américaine émerger enfin, capable de tisser des liens avec la danse contemporaine européenne.
♥♥♥♥♥♥ Snow White est créé au Théâtre de la Bastille du 20 au 25 novembre. Vous pouvez acheter les DVD des précédentes pièces d’Ann Liv Young et soutenir ainsi son travail.
Voir des photos du spectacle par Cit'Images et par l'agence Enguerand.
Ecouter l'interview d'Ann Liv Young sur France Culture le 25 novembre.