Aussi ne peut-on savoir trop gré à Boris Charmatz de lui rendre hommage avec la Danseuse malade ; et de rendre hommage non seulement au danseur, mais à l'écrivain, qui est une découverte totale. Par la voix de la comédienne Jeanne Balibar, Charmatz nous fait entendre des textes flamboyants, dont on reste sidéré d'apprendre qu'ils sont encore inédits par chez nous. Il faut les publier de toute urgence. Quels sont au juste ces textes, poèmes, interviews, on ne le saura d'ailleurs pas. Autobiographiques, ils font parler l'enfant des années 1930, poussant tant bien que mal dans le mâle Japon, observateur acéré des enfants et des chiens ; des enfants maltraités par les adultes, des chiens maltraités par les enfants ; des adultes abrutis par le travail des champs ou de l'usine. Un peu comme Cioran, Hijikata fait l'éloge de la faiblesse, se voyant bien mieux à terre que sur un piédestal. Mais Hijikata ajoute à Cioran une note franchement masochiste ; à la terre il préfère la boue. Pour lui, l'expérience de la faiblesse, et plus encore de la souffrance physique, est un instrument de connaissance. "Je suis né de la gadoue" : c'est le départ, dit-il, de sa danse. La danseuse malade, c'est lui.
La Danseuse malade n'est pas du butô. Nous sommes loin de son dérangeant exotisme, même si Charmatz a pris soin d'en citer certains traits esthétiques avec humour : on verra donc Jeanne et Boris à demi-nus, couverts de poudre, mi-hagards, mi-explosés (parfois littéralement), comme au sortir d'une très sale nuit. La nuit, précisément, dans laquelle Charmatz plonge l'action, deux phares pour toute lumière. La nuit, son calme, allument l'âme soudain isolée. L'absence de lumière, l'obscur, engendre la lucidité. "Il n'y a plus d'obscurité dans notre vie", regrette Hijikata. Parole prophétique ! Voyez comme nos édiles aiment éclairer leurs villes, ne par leur laisser la moindre part d'ombre ; on ne saurait mieux les dépoétiser. Et de la ville à l'homme, il y a peu.
Comme dans Régi, une machine impressionne les pupilles et le coeur des premiers rangs (c'est assurément là qu'il faut se situer pour voir la Danseuse malade). Ici c'est un camion mu, perfusé par un gros pholcus qui pend à une toile d'acier. Un camion boîte, avec ses à-coups, ses déports, ses emballements. Un de ces camions blancs qui transportent des carcasses. Car sur scène comme dans l'univers d'Hijikata, on découpe, on arrache, on écorche (la scène), en tablier de poissonnier. Tatsumi se voyait en boîte vide, la voilà. Un dispositif vidéo, pour une fois - c'est rare - tout à fait pertinent, fait de ce camion un objet transparent sur lequel vous fixent des yeux en cul de poule. Simple et troublant.
Tout au long, Charmatz s'efface devant le texte d'Hijikata, faisant preuve de sobriété et d'une grande finesse. D'aucuns diront trop de sobriété, pas assez de danse, trop de texte dit ; que certains effets font un peu toc, comme ce chien qui attaque Charmatz avec tellement de gentillesse qu'on brûle de lui jeter des croquettes. Qu'importe. Le danseur a rencontré la diseuse ; Charmatz est allé vers le théâtre, Balibar vers la danse, chacun vers l'art de l'autre avec fragilité, une maladresse qui fait mouche. Charmatz est toujours beau comme un dieu grec ; Balibar sensuelle quand elle se glisse écartelée sous son camion ; rauque avec sa voix râleuse de sibylle.
Voilà donc le butô brillamment expliqué, ou entrouvert à l'Européen par son maître même. Européen qui a bien besoin de cette séance de rattrapage, car le public du Théâtre de la Ville applaudit mollement - comme Rosita Boisseau qui, visiblement malade elle aussi, n'a pas réussi à comprendre les textes d'Hijikata (!). Non que ce spectacle soit moyen, mais parce que ce public est mou. Eh bien, qu'il me donne Charmatz, je lui laisse Platel et Preljocaj.
♥♥♥♥♥♥ La Danseuse malade, de et par Jeanne Balibar et Boris Charmatz, a été donné au Théâtre de la Ville du 12 au 15 novembre 2008. Il était temps que Charmatz revienne au Théâtre de la Ville, où il n'a jusqu'ici été invité qu'une fois, en 2002 !