Dans le Faune, l'apport personnel de Marie Chouinard paraît en définitive bien limité. Le plus frappant - ces mains désirantes pointant vers la terre comme des socs de labour, cette danse en deux dimensions, tout fraîchement sortie de sa frise de marbre pentélique - vient directement de Nijinsky. Le reste, assez mince, oscille de l'émouvant au pathétique. Excellente idée de donner l'interprétation à une femme ; dommage qu'elle ne soit pas davantage exploitée, développée. Marie Chouinard insiste sur l'animalité par des grognements, des tics un peu enfantins ; fort bien. Le costume asymétrique souligne heureusement l'hybridité du faune : homme et animal, et ici masculin et féminin. En revanche, l'imagerie phallique est grossièrement appuyée. La pièce s'achève sur un orgasme platement mimé, qui frôle la vulgarité par son inutilité. Sans en faire autant, Nijinsky avait déjà tout dit, et bien mieux.
Dans le Sacre, Marie Chouinard sape toute narration et toute dynamique de groupe. Très étrangement, elle en rajoute en prenant soin d'isoler chaque danseur dans un spot lumineux. La puissance évocatrice du Sacre, annonciateur involontaire des grands cataclysmes du XXe siècle, s'en trouve entièrement détruite. Plus de rites, plus de tension dramatique entre groupe et individu sacrifié ; la fascination pour le primitivisme, les religions archaïques (païennes), le retour à la terre, tous ces enjeux culturels et idéologiques disparaissent, au seul profit d'une suite interminable de solos, abstraits et répétitifs, qui finissent par ennuyer ferme. La partition même de Stravinski n'y résiste pas, et perd toute lisibilité.
Restent quelques détails qui plaisent ou agacent. Le frotti-frotta de marqueur de Rober Racine (Signatures sonores, 1992) qui sonorise la première partie de la pièce sans à-propos clair (s'agit-il de rallonger le Sacre pour les besoins de la chorégraphie ?) fait attendre impatiemment le basson de Stravinski. La danse est expressive, certaines figures paraissent tout droit sorties d'un vase grec (bras pendants en équerre, saltation des pieds, le tout de profil) ; mais sa répétitivité lui fait perdre presque aussitôt toute sensualité, ainsi qu'aux danseurs, pourtant parfaits.
Le contexte mondial actuel - place des religions et des sectes, dégradation de l'environnement, démocraties et dictatures, individualisme - offre pourtant bien des raisons nouvelles d'interroger* le Sacre. Mais les applaudissements nourris qui saluent la version de Marie Chouinard m'avertissent que la majorité du public d'aujourd'hui ne demande pas autre chose qu'un divertissement de début de soirée, avec juste ce qu'il faut de nudité pour le titiller agréablement.
Force est de le constater, nombreux sont les chorégraphes actuels qui s'essaient à chorégraphier les classiques ou les monstres sacrés de la musique, mais rares ceux qui y parviennent heureusement. Parmi ceux que je connais, je ne vois guère qu'Anne Teresa de Keersmaeker qui s'en montre capable.
Dans le cas de Marie Chouinard, tout ceci relève d'un incompréhensible gâchis. Assurément, l'animalité chouinardienne était faite pour les pièces de Debussy et de Stravinski, toutes d'énergie et de paganisme ; mais Marie Chouinard ne parvient pas à les transcender.
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*J'utilise "interroger" au sens propre de consulter un oracle. Je me permets donc une entorse au dogme de notre ami d'Un soir ou un autre.
♥♥♥♥♥♥ Prélude à l'après-midi d'un faune et ♥♥♥♥♥♥ Le Sacre du printemps, de Marie Chouinard, ont été donnés au Théâtre de la ville du 1er au 6 avril 2008.